Je viens d’avoir
82 ans. J’ai offert le jour de mon anniversaire un bel os à mon chien. Lui a
été plus ingrat en urinant sur mon beau tapis du salon mais je ne suis pas
rancunier. Son cadeau, c’est sa compagnie de tous les jours. On ne se rend
jamais assez compte de l’importance d’avoir un petit compagnon, quel qu’il
soit, surtout à mon âge où la solitude est le pire des maux. Avec Toby, j’ai eu
infiniment de chance. Il écoutait tout, comprenait tout. Le soir, sa tête posée
sur mes genoux, il m’écoutait ressasser mes souvenirs et, de temps en temps,
poussait un petit grognement plaintif lorsque ces souvenirs, parfois lointains,
m’arrachaient quelques larmes.
Mais Toby
n’est plus là à présent et moi je suis toujours vivant, coincé entre ces quatre
murs.
Toby est parti il y a trois
semaines, un soir d’orage. Il aboyait toujours quand le tonnerre grondait. Il
n’y avait pas moyen de le calmer dans ces moments là. Mais cette fois, Toby n’avait
pas aboyé. Alors j’étais sorti. Je l’avais finalement trouvé gisant paisiblement,
dans sa niche. Une belle mort, du haut de ses dix-sept ans. Et tellement plus
en langage chien. Il faut multiplier par sept, non ? Alors ça fait…euh…
hou là, passé un certain âge ça devient dur… Voyons… dix-sept multiplié par sept,
ça fait… ça fait…je pose le neuf et je retiens quatre et…ah zut, j’ai perdu le
fil ! Bon, je recommence…
Quelques secondes plus tard d’une
gymnastique brève mais intense, je m’étais rendu compte que mon brave Toby
avait allègrement dépassé la centaine.
Cent ans d’une vie de chien à
m’accompagner inlassablement. Une fidélité à toute épreuve malgré le
train-train de la vie qui passe. Faut dire qu’avec moi Toby n’a pas vu beaucoup
de pays. Ni beaucoup de gens d’ailleurs. Il paraît que je suis « un vieux garçon ».
C’est ce que chuchotent quelques jeunots du village. Ils pensent sûrement que je
suis sourd aussi peut-être. Les cons.
Je ne me suis jamais marié,
d’accord. Mais j’en ai tâté des filles, ça oui. Enfin, ça commence à dater.
Toby n’était pas encore né, pour sûr !
A partir d’un certain âge, ben,
on est moins performant. On est moins pas mal de choses en fait. Et si on fait
le choix de ne pas s’attacher, on se retrouve seul. C’est aussi simple que ça. Et
c’est terrible parce qu’on se retrouve sans but, sans rien à faire. Alors on
ressasse. On rumine le passé. Les occasions manquées. Les trop rares moments de
bonheur véritable. Forcément dilués dans la mouvance des épreuves de la vie.
Au bout de quelques mois, je
crois que j’avais fait le tour. Les beaux jours, ça allait encore. Je me
promenais, parfois jusqu’au troquet du village. Un petit rouge, des cacahuètes.
Quelques mots échangés. Sur le temps qu’il fait. Ou sur le fait que
« c’était mieux, avant ». C’était tellement vrai ! Faut dire que
j’étais moins vaillant que certains de mes camarades. J’avais la soixantaine à
l’époque mais je faisais davantage du fait de mon visage buriné et de mes rides
profondes. Surtout, la sale guerre, celle de 45, m’avait laissé boiteux. Ca ne
m’avait pas trop gêné pour la bagatelle… faut dire que j’avais de la tchatche.
Mais pour le reste, j’étais un peu un poids mort. Alors, au fil des ans,
j’avais progressivement revendu mes terres, pour ne garder finalement que ma
maison, un peu de terrain et quelques bêtes.
Donc l’été, c’était correct. Et
puis il fait beau l’été. C’est la période où les agriculteurs ont le plus de
travail. Alors quand on est, comme moi, un peu diminué, autant se foutre de la
gueule de ceux qui bossent. De toute façon, pour passer le temps, tout est bon.
L’hiver, c’est plus rigoureux,
c’est le cas de le dire. La neige tombe souvent en abondance. Et les visites au
village se font plus rares. La nuit est plus longue, le ciel plus gris, la
lumière plus noire. Alors quand on est seul et qu’il fait sombre et froid, le
feu s’impose. Très vite, il devient indispensable, pas seulement comme élément
de chauffage. Mais aussi tel une présence. Quand je regardais les flammes qui
dansaient, j’avais l’impression de voir quelqu’un en dedans. Mais ce n’était
que moi. Et le renvoi de mes propres souvenirs. J’en ai passé des nuits seul
avec moi-même auprès du feu. A me désespérer du temps qui passe et des moments
perdus.
Et puis Toby est rentré dans ma
vie.
Quand on m’a proposé cette touffe
de poils d’à peine quelques semaines, tout juste sevrée, un peu pataude sur ses
pattes, je me suis d’abord demandé si la personne en question ne me voulait que
du bien. Oui, tu comprends, tu es toujours tout seul dans cette maison, un peu
de compagnie te fera du bien, tu verras, tu me remercieras plus tard.
Je déteste ça. Ce genre de
réflexion qui vous fait paraître plus vieux. Qui fait ressortir votre solitude.
Celle que vous vivez. Celle que l’on perçoit pour vous.
J’ai souvent répondu que ma
solitude était voulue, assumée. Que le silence était préférable à de la
mauvaise compagnie. Mais c’est faux, tellement faux. On choisit d’assumer sa
solitude par résignation. Parce qu’on est seul et qu’on ne peut rien y faire.
Parce qu’à partir d’un certain moment, d’un certain âge, vous voyez moins les
autres. Et les autres vous voient moins aussi.
J’ai été très vite reconnaissant
à Toby d’une chose : de permettre à mes pensées et à mes actes de ne plus
se concentrer sur ma propre personne. Je devais prendre en compte sa présence.
Je n’étais plus seul.
Les premières semaines furent
plutôt difficiles. Je voyais d’un assez mauvais œil l’arrivée de cet étranger
dans ma maison. Il envahissait mon espace, mon intimité. Il me suivait partout,
à tel point que ça en devenait pénible. Partout. Quand j’allais aux toilettes
et que j’avais le malheur de prolonger la séance en lisant le journal, je
l’entendais rapidement gratter derrière la porte en poussant de petits
gémissements. Incroyable ! Mais ce qui m’agaçait profondément au début,
c’était sa queue. Y a t-il quelque chose de plus con que la queue d’un
chien ? Toujours en train de remuer bêtement. Il paraît qu’un chien qui
remue la queue est un chien content. Le mien devait être très content alors
parce que ça n’arrêtait pas. Content. Je me demandais bien de quoi. Il était
avec un vieux, peu bavard, dans une vieille maison isolée. Mais il était
content. Et toujours en train de ventiler avec sa queue.
Autrement, on ne peut pas dire
non plus qu’il était très propre. Enfin, au début. Pas très propre et un peu
con aussi. Il était souvent dehors avec moi mais attendait systématiquement que
nous soyons de retour pour se soulager devant ma porte. Parfois, il lui
arrivait même de s’oublier dans la maison. Mais je comprenais. La maison était
continuellement en désordre et sale. Une vraie porcherie. Avec la solitude, le
laisse-aller n’est jamais loin. Le pire, c’est qu’ on s’habitue. On se dit que
de toute façon personne ne viendra. Le plus souvent, on ne se dit rien. On vit
là, c’est tout.
Pour le reste, Toby n’était pas
exigeant. Il se contentait de ma présence et de quelques regards. Je n’étais
pas très démonstratif, du moins au début. Peu de mots, pas de caresses. Il
vivait là, avec moi, mais dans ma tête, nos existences n’étaient pas vraiment
liées.
Jusqu’à ce que nous passions
notre premier hiver ensemble. Une période froide où la solitude est encore plus
glaciale que les températures. Le feu dans la cheminée a refait son apparition.
Mais cet hiver, j’ai un peu moins regardé les flammes. Un peu plus mon chien,
un peu moins les flammes. Les soirées étaient longues. Alors je parlais
beaucoup. Et Toby ne me quittait pas du regard, tout en se blottissant contre
moi. Et on restait là des heures, moi sur le fauteuil, lui sur mes genoux. La
première année en tout cas. L’année suivante, il était déjà un peu trop grand,
un peu trop lourd pour moi. Alors je lui avais confectionné une panière dans
laquelle j’avais posé une grosse couverture bien chaude. Et nous restions là,
l’un à côté de l’autre, moi à parler, lui à écouter.
Au fil des semaines, Toby m’était
devenu indispensable. Nous partagions même nos repas. Au départ, je mangeais de
mon côté et lui avait sa soupe. Et puis, l’âge faisant, mon appétit n’était
plus aussi solide qu’au bon vieux temps. Alors je préparais toujours les mêmes
quantités, mangeait un bout et Toby prenait le relais. Une fois mon vieil ami Léon
est arrivé à l’heure de l’apéro. J’ai cru qu’il allait s’étouffer en voyant
Toby avaler des restes de magret et de pommes de terre sarladaises. Surtout que
je lui ai proposé de rester et que, faute de magret supplémentaire, il a du se
contenter de ma fameuse omelette aux herbes. Ah, mon omelette c’est quelque
chose ! Mais là, j’ai vraiment eu l’impression qu’elle lui passait de
travers.
Je suis un solitaire. Contraint
ou volontaire finalement cela n’a que peu d’importance. Mais il y a deux choses
qui m’ont aidé à tenir. Toby tout d’abord. Il est arrivé au bon moment. S’il
était arrivé plus tôt, je ne suis pas sûr que je lui aurais accordé la même
attention. Ni lui non plus d’ailleurs. Ensuite, il y a la cuisine. J’ai
toujours vécu seul, j’ai toujours été bordélique dans l’entretien de ma maison
et de mes affaires. Mais la cuisine ! Très propre ma cuisine et
formidablement équipée d’une palanquée d’accessoires. Toute ma vie, je me suis
mijoté de bons petits plats, j’ai essayé de créer mes recettes, d’accommoder de
diverses façons. J’étais un autre homme dans ma cuisine, un artiste. Mais je ne
cuisinais que pour moi, sauf en de très rares occasions. Avec Toby, j’avais
l’impression d’avoir un regard extérieur. C’est bête, hein ? D’autant que
Toby, comme gourmet, ben, y’a mieux. Deux, trois coups de langues et zou, tout
dans l’estomac. Mais ce n’est pas grave. S’il se goinfre, c’est que c’est bon.
Alors au fil des jours, je me suis pris au jeu. J’ai essayé de varier les
plaisirs. Et puis je me suis rendu compte qu’il appréciait certaines choses
plus que d’autres. Alors je composais. Surtout, je m’amusais. Enormément.
L’hiver, mes journées se
résumaient à ça : de longues heures dans la cuisine et de belles soirées
avec mon Toby auprès du feu. L’été, on y ajoutait de longues ballades et
quelques virées au village. Même là, il restait auprès de moi. Ventilant comme
à son habitude.
Et puis les années ont passé.
Toby vieillissait. Moi aussi. Mais moins bien que lui. Les sorties se faisaient
plus rares. Mes jambes avaient de plus en plus de mal à me porter. Je ne
descendais presque plus au village. Dans ces moments-là de peurs et de doutes,
Toby gardait toujours ce regard d’infinie tendresse pour moi. Il s’approchait,
posait sa tête sur ma main et pouvait rester là des heures durant. Parfois je
n’en pouvais plus de tant de bienveillance et sanglotais doucement en voyant ce
brave chien me témoigner toute cette affection. J’étais en colère. Contre cette
vieillesse qui m’empêchait de profiter de Toby autant que je l’aurais souhaité.
Les hivers étaient aussi plus
douloureux. Toby était là, aimant comme à son habitude et toujours soucieux de
mes silences. Mais moi, je regardais à nouveau les flammes danser devant mes
yeux, comme autrefois. J’y voyais Toby et moi, heureux, à gambader partout, moi
riant, lui aboyant gaiement. Une nouvelle fois, j’y voyais mon passé. Un passé
pas si lointain. Et pourtant. A présent, ces ballades étaient révolues, mon
corps ne pouvait plus suivre. Ou si difficilement. Le moindre plaisir d’hier
m’était interdit aujourd’hui. Même la cuisine m’était pénible. D’ailleurs, les
bons petits plats avaient fait place à des assiettées de soupe, parfois avec un
peu de viande. Je n’avais plus l’endurance pour passer de longues heures en
cuisine. L’appétit non plus. L’envie encore moins.
Il n’y avait que Toby que
j’aimais toujours davantage. C’était tout le paradoxe. J’aurais voulu le
meilleur pour lui. Mais je ne pouvais plus le lui offrir. C’était quelque chose
d’horrible pour moi que de ressasser les bons moments passés avec lui tout en
sachant qu’ils ne se reproduiraient plus quoi que je fasse. Alors les dernières années se sont passées
comme une évidence. Ensemble. J’avais décidé, faute de mieux, de témoigner à
mon chien toute l’affection que j’avais aussi pour lui. Parce que je savais que
le temps nous était désormais compté et que je devais savourer chaque seconde
de ces instants partagés avec lui. Du temps, j’en avais suffisamment perdu à
ressasser bêtement nos bons moments alors qu’il était là à côté de moi. Quand
on ressasse, on oublie de vivre. Et j’ai trop souvent oublié Toby certains
soirs où mes pensées se cadençaient au rythme des flammes de la cheminée.
Ensemble. C’est donc comme ça que tout s’est
terminé. Ou presque. Un soir, alors qu’il avait pris l’habitude de dormir à
l’intérieur depuis très longtemps, Toby avait gratté avec insistance la porte
d’entrée. J’avais pensé un instant qu’il pouvait avoir une envie pressante.
Alors je lui avais ouvert la porte. Et je l’avais vu se diriger vers sa niche.
Une niche que j’avais construite il y a dix-sept ans et dans laquelle il
n’avait presque jamais dormi. Avant d’entrer, Toby s’était brièvement retourné,
avait péniblement agité la queue et m’avait lancé un petit jappement étouffé.
Puis il s’était engouffré dans sa niche et s’y était allongé.
Inconsciemment, j’avais compris à
cet instant là que, de nous deux, Toby allait partir le premier. Qu’il allait
prendre un aller simple pour le paradis des chiens. J’en fus convaincu lorsque,
quelques heures plus tard, l’orage éclata avec une violence rare. Toby n’avait
pas aboyé. Toby était parti. Définitivement.
L’infirmière a essuyé les larmes
qui coulaient le long de mes joues. Je suis toujours chez moi, mais j’ai une
aide médicale à présent. Ma santé s’est subitement dégradée depuis la
disparition de Toby. Je ne peux plus rien faire par moi-même. Mes jambes ne me
portent plus. Je n’ai plus faim, plus soif. Je ne suis qu’un vieil homme malade
et définitivement seul.
Quatre-vingt-deux ans et
aucun regret. Une vie. De bons et de mauvais moments. Des rencontres. Des
déceptions. Et Toby, le petit chien pataud entré par hasard dans ma vie. Et que
je vais peut-être rejoindre enfin, pour, je l’espère, d’autres belles balades
et d’autres soirées au coin du feu.
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