Il voyait les deux enfants
regarder par la vitre arrière de l’ancienne boulangerie aujourd’hui désaffectée
et cela le ramenait plus de 30 ans en arrière lorsqu’il y collait lui-même son
nez.
Il devait avoir 7 ou 8 ans à
l’époque et chaque matin, il ne pouvait s’empêcher de saliver en regarder
l’étalage rempli de viennoiseries et autres entremets. Sa mère râlait à chaque
fois parce qu’il mettait ses doigts sur la vitre et que « ça ne se fait pas ».
Elle râlait aussi parce qu’il avait déjeuné quelques minutes auparavant et
qu’elle avait l’impression que ça ne servait à rien. Il fallait toujours qu’il
passe devant cette boulangerie pâtisserie, qu’il s’y arrête, qu’il colle son
nez (et ses doigts !) contre la vitre. Plus que les bonnes choses disséminées
un peu partout dans le magasin, c’était surtout la bonne odeur du pain chaud
qui lui plaisait tout particulièrement. Il aurait pu rester là des heures,
juste à sentir ou à regarder. Pains au chocolat ou aux raisins, têtes de nègre,
éclairs au chocolat, meringues, tartelettes chantilly mais aussi sucettes,
chocolats et autres gourmandises, il ne manquait rien. Il regardait, envieux,
les passants qui pénétraient dans la boulangerie, faisant tinter la petite
sonnette. Parfois, sa mère avait pitié de son désarroi, éclatait de rire, et
allait lui chercher une confiserie ou un gâteau. Il l’accompagnait alors et
n’était pas peu fier d’entrer dans la boutique.
Et puis, un jour, il se colla
à la vitre. Sauf qu’il n’y avait rien derrière. A part des étals vides. L’odeur
de pain avait disparu. Et tout le reste aussi. Il avait été bien triste ce
jour-là. Il lui semblait même se rappeler qu’il avait pleuré, mais trente ans
après, il ne pouvait en être sûr.
Sa mère avait bien essayé de
le consoler, mais il savait bien, lui, qu’il ne sentirait plus les bonnes
odeurs du pain juste sorti du four et qu’il ne verrait plus toutes ces choses
délicieuses devant ses yeux. Et puis, un jour où son père l’accompagna à
l’école (ce qui était assez exceptionnel, vu ses horaires de bureau), il passa
une énième fois devant la vitre de l’ancienne boulangerie de son quartier. Son
père s’arrêta et regarda par la vitre. Il resta là un moment. Alors l’enfant,
n’y tenant plus, piqué par la curiosité, le rejoignit. Mais il n’y avait rien à
voir, comme il le fit d’ailleurs remarquer sans ménagement à son père..
-En es-tu sûr ? demanda
celui-ci en souriant.
Il ne comprit pas tout de
suite ce que son père voulait dire.
-Es-tu obligé de ne voir
qu’une pièce vide ? N’es-tu pas assez grand, assez imaginatif, pour y voir ta
boulangerie, celle que tu aimais tant ? Et si tu as envie de sentir une bonne
odeur de pain frais, qu’est-ce qui t’en empêche ? Ferme les yeux et pense juste
très fort à ce que tu aimerais trouver derrière cette porte vitrée. Il n’y a
pas de raison pour que ça n’apparaisse pas, si tu le souhaites vraiment.
L’enfant regarda son père
comme une bête un peu curieuse mais comme il lui souriait toujours et que ce
sourire avait quelque chose d’apaisant et de profondément réconfortant, il
colla son nez (et ses doigts) à la vitre comme il l’avait fait tant de fois. Il
ferma les yeux et espéra très fort. Il voulait tant retrouver sa boulangerie,
celle devant laquelle tant de gens s’arrêtaient avant d’entrer,
immanquablement. Il sourit soudain et renifla. Mais oui ! L’odeur du pain le
titillait déjà. Et sur les étalages, à côté de la caisse enregistreuse, de gros
gâteaux et tout autant de confiseries avaient retrouvé leur place. Et le
carillon n’en finissait plus de tinter devant l’empressement des clients. Tout
était comme avant. Il n’y avait qu’à fermer les yeux, c’était si simple. Il
suffisait de souhaiter que les choses ne s’arrêtent jamais. Il pouvait même
s’imaginer manger un de ces gros éclairs et s’empiffrer gaiement. Il l’aurait
vraiment eu en bouche qu’il ne se serait peut-être pas autant régalé.
L’enfant avait ensuite regardé
son père avec un sourire radieux, comme s’il avait partagé avec lui un secret
de la plus haute importance. Les bonnes choses ne devaient certainement pas
mourir alors. Il suffisait simplement de se rappeler à leur bon souvenir autant
de fois que nécessaire. Et c’est ce qu’il fit jour après jour, inlassablement,
en se rendant sur le chemin de l’école. Certains le pensaient sans doute un peu
fou que de le voir s’extasier devant une boutique vide mais il s’en fichait.
Ils ne pouvaient pas comprendre. Ni se régaler comme lui se régalait.
Aujourd’hui, 30 ans après, il
était à nouveau devant cette même boulangerie, toujours à l’abandon. Et comme
il l’avait lui-même fait tant de fois, deux enfants étaient collés devant la
vitre et semblaient s’émerveiller de ce qu’ils y voyaient.
Il sourit en les regardant.
Leurs mines rieuses faisaient plaisir à voir. Il devait y en avoir de bonnes
choses à l’intérieur. Il pensa alors à son père aujourd’hui disparu. A la leçon
de vie qu’il lui avait en fait donnée ce jour là. Finalement, être derrière une
vitre, ou pas, n’avait guère d’importance. L’important, c’était aussi, de temps
à autre, de pouvoir voir la vie telle qu’on voudrait qu’elle soit. Ou d’en
faire quelque chose d’un peu meilleur. C’était une philosophie qu’il avait
essayé d’appliquer jusqu’à présent. Lutter contre le vide apparent de
l’existence lorsque les choses ne vont pas forcément dans le bon sens.
Remplacer ce vide, cet état d’abandon, par quelque chose d’extraordinaire. Cela
ne fonctionnait pas à chaque fois, mais lorsque ça fonctionnait, c’était
toujours ça de pris. Et c’était inestimable à chaque fois.
L’homme regarda une dernière
fois les deux enfants, sourit et tourna les talons. Il se lécha les doigts et
fit mine de jeter un papier dans la première poubelle qu’il aperçut. Il n’y
avait pas à dire : trente ans après, les éclairs au chocolat étaient toujours
aussi savoureux !
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