Bonjour et bienvenue sur ce nouveau blog qui regroupe désormais l'ensemble de mes écrits passés. A présent, j'espère bien pouvoir l'enrichir de temps à autre de textes inédits. Vous trouverez dans le menu de droite deux catégories : les nouvelles et les ateliers d'écriture. Après, il n'y a pas d'ordre de lecture particulier donc, si mes textes ne sont pas trop mauvais, faites-vous plaisir !
Je le dis à chaque fois : cet espace est aussi le vôtre. Vos retours sont importants pour me permettre de progresser et de persévérer.
Bonne visite et à bientôt !

Blanche

  

Chapitre un


A
lors que le pays tout entier semblait souffrir d'une sécheresse sans précédent, je me trouvais pourtant noyé sous des trombes d'eau, sous un ciel lourd et crépusculaire. Je n'y voyais presque plus rien malgré le va-et-vient précipité et incessant des essuie-glaces. Je décélérai progressivement tant la visibilité était mauvaise. Et comme un fait exprès, je venais de quitter les grands axes pour une petite route de campagne tortueuse. Et qui, surtout, avait dû être goudronnée à la truelle. Ainsi, le bitume laissait fréquemment place à de grandes plaques terreuses dans lesquelles l'eau s'engouffrait en abondance.
La voiture patinait désormais plus qu'elle ne roulait et il m'était devenu très difficile de la contrôler. Les roues glissèrent une dernière fois sur l'asphalte marécageuse et ce fut la sortie de route tant redoutée. Je tentai bien de contre-braquer mais en vain. L'arbre le plus proche sur la droite fut le bon. Le choc me poussa vers l'avant tandis que je sentis la ceinture exercer une pression sur ma poitrine. Le devant du véhicule était complètement défoncé, les phares brisés. Une fumée s'échappa furtivement du moteur, aussitôt condamnée par des hallebardes de pluie. Le flap-flap des essuie-glaces s'était arrêté. Le klaxon, bloqué, avait pris le relais. Ce bruit, entêtant et strident, m'était tout bonnement insupportable. Je n'avais aucune notion mécanique pour l'arrêter mais je n'en eus pas besoin. Mes poings s'abattirent sur le tableau de bord. Le klaxon capitula sans broncher. Mes mains me faisaient mal. J'avais mis toute ma colère, ma frustration dans ce coup.

Alors que je n'aurais pas cru cela possible, la pluie avait redoublé de violence. Les éclairs, timides au départ, zébraient à présent le ciel noir donnant à la scène des allures de fin du monde. De temps à autre, des bourrasques faisaient grincer les branches des arbres dans un gémissement lugubre.
J'étais donc au milieu de ces éléments déchaînés, au volant d'une voiture désormais bonne pour la casse. Pas de contusion mais un mal de dos qui prenait de l'ampleur. J'aurais aimé sortir, m'étirer mais il n'en était évidemment pas question.
J'avais beau me dire que ça ne durerait pas toute la nuit, j'avais quand même un peu de mal à m'en convaincre. Jamais je n'avais vu ça. Je n'avais pas peur mais je n'étais pas très rassuré non plus. Que faire ? Je ne me voyais pas appeler ma femme pour lui demander de venir me chercher. Inutile de bousiller deux voitures la même nuit. Et pas la peine de compter sur une dépanneuse par ce temps. Finalement, il me parut évident que le plus judicieux était d'appeler les secours afin qu'ils contactent la gendarmerie la plus proche. Ils ne viendraient sans doute pas dans l'immédiat mais bon...
Tout en cherchant mon portable dans la poche de ma veste sur le siège passager, je me mis à réaliser que le temps s'était gâté bien subitement. La journée avait été très ensoleillée à Rodez jusqu'à mon départ en toute fin de soirée. Et puis, après une petite demi-heure de route , une masse nuageuse noirâtre avait fait son apparition, gorgée d'eau et s'était abattue sur moi sans crier gare avec une violence inouïe.
J'appelai tout d'abord ma femme pour qu'elle ne s'inquiète pas, puis les secours auxquels je laissais des coordonnées plus qu'approximatives. Puis je défis la ceinture de sécurité, inclinai mon siège vers l'arrière et fermai les yeux. Autour de moi, le temps était toujours aussi apocalyptique. Enfin, pensai-je, tant que le ciel ne me tombe pas sur la tête.
Malgré le vacarme alentour, je m'assoupis. Lorsque soudain, quelque chose tomba sur le toit. Ou plutôt une pluie de petites choses. Bon sang ! La grêle. Il ne manquait qu'elle pour compléter le tableau et la voilà qui fondait sur ma voiture dans un crépitement assourdissant. Elle était sale, noire et tombait en flocons de la taille d'un poing. Je paniquais pour le coup. Si mon seul abri venait à ressembler à une passoire, j'allais passer de sacrés moments. Pour l’instant, le toit tenait bon. Il devait tenir. A tout prix.
Mon regard se reposa sur le pare-brise. Je compris alors ce qu’il était en train de se passer. La noirceur et la taille des flocons auraient dû m'interpeller. Il y en avait partout, recouvrant la route boueuse. Par milliers, peut-être par millions. Sauf que ce n'était pas de la grêle.
L'invasion des grenouilles avait commencé.




Chapitre deux


Déjà, la visibilité était mauvaise. Mais là, avec ces bestioles sur mon pare-brise, c'était presque le noir complet. Je ressentis une frayeur incontrôlable m'envahir tout entier, à l'idée de mourir là, enseveli sous une carcasse recouverte d'un amas de grenouilles. Ma vie allait s'arrêter ici, au beau milieu d'une route de campagne oubliée. On me retrouverait étouffé, noyé. Peut-être même ne me retrouverait-on jamais.
Cette pensée me fit frissonner. Il fallait que je sorte. J’actionnai la poignée et entrouvris la portière. Immédiatement, pluie et grenouilles s’abattirent sur moi et, ne tenant plus, je sortis de la voiture comme un diable de sa boite. Je me mis à courir tant bien que mal, manquant de glisser à chaque pas parcouru. Pas tellement à cause de la chaussée marécageuse mais surtout à cause du tapis de batraciens. Je les sentais, visqueux et flasques sous mes pieds, éclatant parfois sous un « Scouiik » du plus mauvais effet. En même temps, tel un individu saisi de tics incontrôlables, je mis nerveusement les mains à mes cheveux tentant de décrocher les grenouilles qui continuaient à tomber en rafales. Je n’y voyais pas davantage que dans la voiture, peut-être même moins. Mon visage en était réduit à un amas concentré de gouttelettes de pluie qui pénétraient dans ma bouche, mes yeux, mes oreilles. Je n’en pouvais plus. Pluie de batraciens, trombes d’eau, boue, orages… c’était trop pour moi. Je n’arrivais plus à reprendre mon souffle. Je sentais l’énervement, la panique monter en moi en même temps que des larmes. Mes nerfs lâchèrent d’un coup et je me mis à hurler, tout en écartant dans des gestes de plus en plus désordonnés les grenouilles qui continuaient à fondre sur moi. Je poursuivis ma course en titubant, sentant que mes jambes allaient m’abandonner à leur tour. Je mis un genou à terre puis les deux, entendant le « Scouiik » de protestation du tapis de grenouilles. Je pris mon visage entre mes mains et me mis à pleurer, résigné, sans énergie. La pluie de bestioles ne s’arrêtait pas et peu à peu elle recouvrit mes genoux, mes cuisses, mes hanches. J’eus alors un sursaut d’orgueil, mêlé à une pulsion de rage intense, et je pris les grenouilles à pleines mains et les balançai sur les côtés, comme un marin écoperait l’eau d’un navire abîmé en mer. Je savais cette réaction vaine mais je ne voulais pas capituler. Retarder de quelques instants l’heure de ma mort, même au prix d’une réaction futile et désespérée.

-Non mais, qu’est-ce qui vous prend ? VOUS ÊTES MALADE ?

Le coassement était insupportable mais j’avais pourtant entendu très distinctement cette voix… une voix de femme. Il se passa alors une série de choses tout aussi incroyables que toutes celles que je venais de vivre. En premier lieu, la pluie de grenouilles cessa. Et toutes celles qui recouvraient la route et votre serviteur se mirent à bondir de manière désordonnée vers l’un ou l’autre des deux côtés de la route, tandis que certaines quittaient la chaussée pour rejoindre les ténèbres peu rassurantes du bois alentour. Ensuite, la pluie s’était arrêtée net, de même que l’orage. Enfin, le silence était revenu. Les grenouilles s’étaient tues, la plupart sagement disposées le long de la route, immobiles comme si elles attendaient quelque chose. La route, avec de multiples cuvettes gorgées d’eau, était seulement parsemée ci et là de quelques cadavres de grenouilles écrasées ou étouffées.
J’étais toujours à genoux, prostré, hagard. Trempé comme une soupe. Mais vivant. Vivant.
Je levai péniblement la tête et vis à quelques mètres de moi une jeune femme blonde, d'une vingtaine d'années. Aussi sèche que moi trempé. Juste vêtue d'une petite nuisette. Des pieds nus étonnamment immaculés malgré la boue. Un visage superbe, que l'on devinait angélique mais qui, pour l'heure, semblait dur comme la pierre. Un corps splendide.
Je pensai furtivement à un ange. Etais-je mort sans en avoir pris conscience ? Allais-je me réveiller sous une tonne de grenouilles, comprimé et visqueux ? Je passai mon avant bras sur mon visage pour écarter les gouttes de pluie que j'avais dans les yeux. J'étais persuadé qu'en rouvrant les yeux, elle aurait disparu.
Je les rouvris donc. Elle était bien là. Les grenouilles toujours silencieuses nous fixaient, imperturbables. Je me levai, encore un peu sonné, pris une profonde inspiration bienvenue puis avançai lentement vers cette femme, qui ne bougeait pas, impassible, le regard toujours aussi dur et perçant.
La panique avait fait place, je dois bien l'avouer, à une certaine excitation. Malgré tout, je ne me sentais pas totalement rassuré. J'étais toujours paumé en pleine campagne, sous un ciel qui restait menaçant, sans aucun moyen de locomotion, et ne pouvant compter que sur des secours plus qu'hypothétiques. Mais au moins je n'étais plus seul. J'étais même en très bonne compagnie.
Je m'approchai d'elle. Elle portait un parfum enivrant et mystérieux qui collait parfaitement au magnétisme qu'elle dégageait.
-Merci beaucoup, commençai-je, j'ignorais que vous saviez parler aux grenouilles mais merci... Sans vous, je crois que j'étais cuit.
Tout en parlant, je me sentis un peu idiot d'insinuer que quelqu'un pouvait parler aux grenouilles. Ca me semblait totalement surréaliste. Mais quand même, je n'avais pas rêvé. Elle était apparue, avait crié et toutes les grenouilles s'étaient tues. La pluie s'était arrêtée, l'orage aussi. Qui était donc cette fille capable de tant de miracles ? Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Ca faisait beaucoup quand même. Je me demandai si j'étais bien tiré d'affaire finalement. A vrai dire, cette femme m'effrayait un peu. Pourtant, elle était peu impressionnante physiquement. Malgré des formes généreuses, elle était gracile, presque menue. Mais lorsque sa gifle fusa, j'eus l'impression qu'un boxeur m'avait décoché un uppercut. Je partis en arrière, surpris et sonné, sentant immédiatement une chaleur persistante sur ma joue droite. Son regard se renfrogna davantage et ses lèvres se crispèrent.
-C'est à vous que je parlais pauvre imbécile ! Oui, vous ! Comment avez-vous osé ? Comment avez-vous osé jeter, piétiner de si jolies petites bêtes ? Vous êtes un monstre !
Des larmes embuaient à présent ses beaux yeux. Super. J'avais échappé à une armada de grenouilles pour tomber sur la folle du coin. Eh bien ! La nuit promettait décidément d'être longue.



Chapitre trois


Je me sentis bête d'avoir pu imaginer, ne serait-ce qu'un instant, qu'elle ait pu s'adresser aux grenouilles plutôt qu'à moi. En revanche, aucune ambiguïté sur son second message. La gifle m'était bien parvenue, merci beaucoup. L'accusé de réception était bien visible, sur ma joue droite.
Je lui lançai un regard noir réprobateur mais elle ne me regardait plus. Elle semblait perdue, désorientée, presque paniquée.
-Ce ne peut pas être vous... non...non... ce n'est pas possible...
Comme si elle attendait une réponse qui ne venait pas, elle se mit soudain à crier, en se tournant vers les grenouilles tout en me pointant du doigt :
-Vous m'entendez ! Ce ne peut pas être lui... Regardez-le ! Il vous a tuées ! Il vous a tuées !
Elle éclata en sanglot, tout en soulevant le corps inanimé d'une grenouille sur la chaussée, et le porta à sa joue.
- Je ne veux pas que ce soit vous... je ne veux pas...
Elle avait chuchoté ces derniers mots, entre désespoir et résignation.
J'étais las. Je ne comprenais rien. Je voulais juste rentrer chez moi. L'excitation était retombée d'un coup. Okay, la fille était magnifique. Mais pour le reste, c'était bien une blonde. Complètement larguée, la pauvre. Je ne savais pas d'où elle sortait mais finalement je n'avais aucune envie de le savoir. Allez, sois sympa ma chérie... Rentre chez toi, récupère tes bestioles et laisse moi attendre tranquillement les secours.
Je regardai le ciel. Toujours sombre mais pas vraiment menaçant. J'avais bien envie de marcher un peu et de surtout quitter cet endroit de dingue. D'autant que j'attendais une aide qui risquait fort de ne jamais arriver. Je me dirigeai vers ma voiture, pris la veste qui s'y trouvait tout en la secouant pour éjecter deux, trois hôtes indésirables. Puis je décidai de partir sans me retourner. J'avais de la pitié pour cette fille complètement paumée. Quelle beauté... et quel gâchis quand même !
Je fis quelques pas dans la direction d'où j'étais venu avec ma voiture lorsque ma blonde se mit à crier :
-Ne partez pas ! Vous ne pouvez pas vous en aller ! Restez... Restez avec moi...
Je me retournai tandis qu'elle courait vers moi. Elle se blottit contre ma poitrine. Tout contre.
-Je suis désolée... c'est juste que... ces grenouilles écrasées, piétinées...ça m'a mis hors de moi... Mais je ne veux pas que vous partiez, que vous me laissiez seule...
Elle me sourit, tout en me montrant les grenouilles toujours sagement disposées de chaque côté de la route.
-Vous voyez... elles ne vous en veulent pas...elles vous aiment je crois... c'est important pour moi vous savez... qu'elles vous aiment...
Elle était toujours aussi déjantée mais elle me plaisait. M'attirait plutôt. Je la trouvais touchante. Dingue mais touchante. Cela dit, j'en avais assez et je ne souhaitais pas prolonger la soirée. Juste réussir à rentrer chez moi. Malgré son corps contre le mien. Malgré ses bras autour de ma taille. Son souffle contre ma poitrine. Et toujours ce parfum.
Je pris délicatement ses mains dans les miennes pour me soustraire à une étreinte dans laquelle j'aurais pu me plonger sans aucun problème. Son regard était si pénétrant que je ne pus le soutenir. Je rougis et baissai les yeux. Elle me sourit. Un sourire franc, lumineux.
Je me retournai brusquement pour ne plus la voir. A quel jeu jouait-elle ? Qui était-elle ? D'où sortait cette femme mi-hystérique, mi-câline, qui vouait une sorte de culte à des grenouilles surgies d'on ne sait où ?
J'étais séduit, d'accord. Mais j'avais eu suffisamment de déconvenues pour la soirée. Qu'elle aille au diable après tout ! Quel besoin avais-je de prolonger une nuit déjà bien assez traumatisante pour moi ? J'avais failli mourir noyé sous des torrents de pluie, enterré sous des milliers de batraciens. Alors maintenant, j'aspirais juste à rentrer chez moi et à me mettre sous des draps chauds. Il me semblait que ce n'était pas trop demander.
Je repris ma marche sur quelques mètres lorsque des phares m'éblouirent tout à coup. Le véhicule pila et un homme en uniforme en sortit, lampe torche au poing.
-Monsieur Caravano ? C'est vous qui nous avez appelé ? Tiens, salut Blanche...
Je devais avoir un sourire béat jusqu'aux oreilles. Les secours étaient enfin arrivés. J'allais pouvoir quitter cet endroit. Et j'étais vivant. J'avais survécu à cette maudite nuit.
Je poussai un soupir de soulagement, tout en me disant, dans un coin de ma tête, que, tout de même, Blanche était un bien beau prénom. Et qu'elle le portait admirablement.
Je me dirigeai vers l'officier. Je n'étais pas surpris qu'il la connaisse. Si elle se trimbalait toujours avec son million de grenouilles, ça devait sacrément troubler l'ordre public.
-Ne le laisse pas partir, Eddy... Ne le laisse pas s'en aller.
Je n'en croyais pas mes oreilles. Essayait-elle de me retenir contre mon gré ? Une fille surgie de nulle part, en nuisette, par une nuit noire et pluvieuse qui tour à tour me crie dessus, me gifle, m'étreint. Pour finalement me supplier de rester.
-Ecoute Blanche, laisse moi faire mon travail. Je dois ramener ce monsieur chez lui et voir ensuite ce que je peux faire pour son véhicule.
-Mais c'est lui Eddy, c'est lui... elles l'ont reconnu !
Je me tournai vers Eddy, l'air amusé, persuadé que l'officier serait aussi hébété que moi devant de telles bêtises. Au contraire, son regard s'assombrit soudain et il sortit son arme de son étui.
-Reculez, Monsieur Caravano... Ecartez-vous de mon véhicule. Doucement. Pas de gestes brusques surtout.
Mécaniquement, je levai les mains. L'officier me tenait en joue et semblait fiévreux. Sa main tremblait.
Blanche s’approcha, me souriant à nouveau.
-N’aie pas peur… Tu n’as rien à craindre… C’est juste que… tu ne peux pas partir d’ici.
-Pourquoi ? Pourquoi, bon sang ? Je ne comprends rien à ce que…
-Les grenouilles… elles t’ont choisi…Je crois qu’il n’y pas le moindre doute à avoir…Je savais que ce jour arriverait. Elles me l’avaient dit. Ce jour où, par milliers, elles viendraient accueillir l’Elu. Sois fier, mon amour, tu es celui là. Tu es mon prince charmant… chéri !




Chapitre quatre


-Tu es folle à lier avec tes grenouilles et ton histoire de prince charmant. Tu devrais consulter, je pense. Et vous... Eddy, c'est ça ? Vous feriez mieux d'arrêter cette mascarade... Amenez-moi auprès de votre supérieur si vous n'êtes pas fichu de garder votre sang froid. Et baissez-moi cette arme, bon sang !
Eddy semblait terrorisé. Il tremblait toujours, son front maculé de grosses gouttes de sueur. Mais il tenait fermement son arme et ne semblait pas décider à la ranger dans son holster.
Je n'étais pas très courageux de nature mais je n'en pouvais plus d'attendre entre ces deux hurluberlus. Je me jetai sur Eddy qui, paniqué, ne comprit pas de suite. Il eut un instant d'hésitation dont je tirai immédiatement profit. Mon coup de poing le fit vaciller mais je dus m'y reprendre à trois fois avant qu'il ne lâche enfin son arme. Eddy était trapu et s'il n'avait pas été dans une sorte d'état second, je pense que j'aurais dégusté. Là, au contraire, ses coups étaient désordonnés, comme désespérés, ne rencontrant que le vide. Je décidai d'abréger. Ce pauvre type semblait, d'une manière ou d'une autre, manipulé, et je n'avais pas l'intention de me défouler sur lui. Je décochai un ultime coup qui l'envoya à terre. Il ne se releva pas.
Je me tournai instinctivement vers Blanche. Elle n'avait pas bougé et son visage ne semblait trahir aucune émotion particulière. Je pris l'arme et m'engouffrai dans la voiture de l'agent. Je démarrai en trombe, faisant un écart pour éviter Blanche. Tout en m'éloignant, je jetai un regard dans le rétroviseur intérieur mais elle resta là, immobile sur le milieu de la route, me tournant à présent le dos.

De tous les films que je m'étais faits, aucun ne se réalisa finalement. Je ne fus pas poursuivi, ni par Blanche, ni par une nuée de grenouilles. Je ne fus pas non plus la cible d'un nouvel orage ou d'un nouveau déluge. Au contraire, le trajet du retour se passa idéalement. Je laissai la voiture à proximité du commissariat de Villefranche puis rentrai à pied chez moi, à quelques centaines de mètres de là.. Je m'endormis aussitôt, d'un sommeil lourd et réparateur.

Il était midi lorsque j'émergeai enfin. Ma femme n'avait pas jugé bon de me réveiller, ce dont je lui fus pleinement reconnaissant.
Je ne l'avais pas entendu partir. Je me sentais incroyablement bien, vu la nuit que je venais de vivre. Je m'étirai paresseusement et me dirigeai vers la douche. Cette nuit... Pour un peu, je me serais presque persuadé de l'avoir rêvée. Même si je savais qu'il n'en était rien. L'épave de ma voiture serait bientôt là pour en témoigner. L'épave. L'idée de devoir faire des démarches administratives et d'envoyer quelqu'un récupérer la carcasse sur cette maudite route me fit frissonner.
Je passai voir mon patron et posai un congé de trois semaines. Il pesta quelques minutes, mais je savais qu'il me l'accorderait. J'étais son meilleur VRP et mon chiffre d'affaire était une manne pour l'entreprise dont il ne pouvait se passer. En sortant, je téléphonai à mon cabinet d'assurance et leur demandai de faire le nécessaire. J'en étais à un point où je me fichais complètement de savoir combien cela me coûterait. Je voulais juste tourner la page. Oublier cette nuit. Oublier Blanche.
Oublier Blanche. Je savais que cela me serait difficile. Pas tellement à cause de l'effet qu'elle avait sur moi et qu'il était inutile de nier. Mais surtout parce que je savais que je n'en avais pas fini avec elle. Elle allait ressurgir. Quand, où, je n'en savais rien. Mais elle ressurgirait. J'en était convaincu. Intimement.
Je décidai de ne pas traîner davantage et de rentrer me reposer. J'avais beau avoir récupéré, je me sentais capable de dormir plusieurs nuits d'affilée. Je n'allais pas m'en priver. Profiter du répit que Blanche voudrait bien me laisser. Avant les...
Retrouvailles. Je frissonnai en pensant à ce moment qui ne manquerait pas d'arriver. Cette folle magnifique avait jeté son dévolu sur moi pour je ne sais quelle raison. Ou plutôt si, je le savais. Elle me l'avait dit. Les grenouilles m'avaient choisi en quelque sorte. La bonne blague. Mais je n'avais aucune envie d'en rire. Ces grenouilles m'effrayaient. Elles avaient failli causer ma perte. Et Blanche, si belle, si... dérangée. Et dangereuse. J'en étais convaincu. Ne pas la sous-estimer surtout. Oublier son parfum, ses petites tenues, son sourire. Et son souffle contre moi.

Je sortis brutalement de ma torpeur lorsque je vis ma femme qui attendait sur le perron de notre maison. Elle semblait inquiète et ne me quittait pas des yeux. Un homme en imperméable se tenait près d'elle.
-Monsieur Caravano ? Je souhaiterais vous poser quelques questions sur une affaire qui me préoccupe. Une petite route de campagne isolée. La carcasse de votre véhicule sur les lieux.
-Ah ! C’est un petit accident que j’ai eu hier soir lorsque j’ai été surpris par un orage. D’ailleurs, je viens de contacter mon assurance pour que…
-Je ne vous parle pas de ça !, siffla l’homme. Je vous parle de l’agent qui vous a porté secours. Je vous parle d’Eddy Lambert, que l’on a retrouvé mort, étouffé, sur cette fameuse route, après que son véhicule ait mystérieusement disparu.
-Eddy ? Etouffé ?, balbutiai-je, mais comment ? Comment diable ?
-Il semblerait qu’on lui ait fait ingurgiter des grenouilles. Par dizaines. Il en avait dans son estomac jusque dans sa bouche. Au moins, vous n’avez pas nié le connaître, c’est déjà un bon début.
L’homme se rapprocha.
-Autant vous le dire, vous êtes mon principal suspect. Alors si vous voulez vous en sortir, il va vous falloir être très convaincant mon vieux.
-Je… Je suis en état d’arrestation ?
-Pas pour l’instant. Mais je ne saurais trop vous recommander de faire votre déposition concernant la soirée d’hier. Et de prendre un bon avocat. J’ai beaucoup de questions à vous poser, Monsieur Caravano. Et je compte bien avoir des réponses. Le meurtre d’un flic, ça peut aller très loin. Alors, j’aimerais pouvoir compter sur votre entière collaboration.
-Très bien, je vous accompagne alors. Je n’ai absolument rien à cacher. Je… je n’ai rien à voir dans ce meurtre, Monsieur…
-Fergusson, me coupa sèchement l’homme à imperméable. Inspecteur Fergusson.



Chapitre cinq


Il n'y avait que quelques mètres entre l'entrée du commissariat et la salle d'interrogatoire (une sorte de cagibi avec une table, deux chaises et un enregistreur). Il ne nous fallut à moi et l'inspecteur Fergusson que quelques secondes pour y accéder mais j'eus l'impression de ne jamais en voir le bout. Tous les regards des policiers présents étaient braqués sur moi. La plupart avait mains et mâchoire serrées. Deux d'entre eux notamment s'avancèrent mais reculèrent aussitôt lorsque leur regard croisa celui de Fergusson.

Celui-ci avait le visage fermé et personne ne se serait risqué à l'empêcher de passer. Sans lui, j'étais bien persuadé qu'ils me seraient tous tombés dessus à bras raccourcis. Je hâtai le pas et entrai dans la petite pièce. Un officier se tenait là, impassible, me fixant comme les autres.
-Sors Alex. Je ne risque rien. N'est-ce pas, Monsieur Caravano ?
Comme j'acquiesçais, l'officier répondit :
-Désolé, mais je dois assister à l'interrogatoire.
-Comment ça, tu dois assister à l'interrogatoire ?
-Tu as très bien compris. J'ai une autorisation qui vient d'en Haut.
-Tu sais où tu peux te la foutre ton autorisation ?, aboya Fergusson. Reste dans le couloir si ça te dit ou collé à la porte, mais SORS DE CE BUREAU ! ! !
Fergusson pensait peut-être impressionner son collègue ou bien était-il vraiment en colère. Quoi qu'il en soit, l'agent avait de l'aplomb.
-Non. Je suis désolé, mais vu l'importance de cette affaire qui nous touche tous personnellement, il est hors de question que je te laisse seul ici. Tu peux mener l'interrogatoire comme tu l'entends mais je ne bouge pas.
Fergusson prit Alex par le col et je crus vraiment que les choses allaient dégénérer.
-C'est ça, défoule-toi si le cœur t'en dit. Mais je crois qu'il y a un truc que t'as pas pigé. Je n'ai pas demandé à être là. On m'y a obligé.
Fergusson sembla tressaillir et relâcha son étreinte. Tourna subitement le dos à son collègue.
-Bien, bien, bien... Je vois que la confiance règne en haut-lieu. A peine deux ans que je suis là et toujours à rendre des comptes. Quelle idée ai-je eu de demander ma mutation pour atterrir dans ce trou !
-Ecoute, laisse tomber. Tu as un travail à faire et moi une surveillance à effectuer et un compte-rendu à rédiger. Alors, soit on perd la journée avec des palabres, soit on y va et on fait ce pour quoi on est payé.

Fergusson regarda un moment son collègue, soupira puis s'assit.
-Alex souffre de zèle excessif. Ca le rend souvent insupportable mais être bien vu de nos supérieurs est un passage obligé vers une promotion. Bref, il va nous falloir faire avec, me semble t-il. Alex ne réagit pas, probablement habitué aux petites piques de l'inspecteur. Pour ma part, ça ne changeait pas grand chose.

Je racontai alors toute mon histoire, sans rien omettre. Je doutais fort qu'ils puissent croire un instant à de tels phénomènes. Et pourtant. Alex avait du mal à réprimer un sourire, voire un rire. Mais Fergusson par contre ne souriait absolument pas. Il semblait boire mes paroles, prenant des foules de notes, remuant parfois la tête. Au bout d'une demi-heure, j'eus terminé.
-Résumons nous, Monsieur Caravano. Vous vous êtes retrouvé sur une petite route où vous avez failli mourir sous un flot de grenouilles. Ensuite, une mystérieuse femme -Blanche, c'est ça ?- est apparu, ce qui a eu pour effet de disperser les grenouilles. Cette femme, qui semble ne pas avoir toute sa tête, vous aurait ensuite affirmé que vous seriez son "prince charmant". Elle aurait alors tenté de vous retenir avec l'aide d'Eddy. Celui-ci vous aurait menacé d'une arme. Vous vous êtes battus. Puis vous vous êtes enfui avec sa voiture. Eddy et Blanche étaient alors bien vivants tous les deux lorsque vous les avez quittés. C'est bien ça, Monsieur Caravano ?
-Oui... Je sais que ça semble incroyable dit comme ça mais...
-Bon, coupa Fergusson, vous allez rester là le temps de mettre au propre vos déclarations. Ensuite, je vous demanderai de bien vouloir les relire et y apposer votre signature. Je ne vois pas l'intérêt de vous retenir plus longtemps ici.

Subitement, l'agent Alex ne souriait plus. Il explosa même.
-QUOI ? Tu te fous de qui là ? C'est ça ton INTERROGATOIRE ? Tu crois peut-être que moi et les collègues allons nous contenter d'une version aussi abracadabrante ? Laisse-moi faire, va ! Tu vas voir si je ne vais pas le faire parler moi, ton suspect !
Fergusson le repoussa d'un geste ferme de la main.
-Je les connais tes méthodes. Les aveux forcés, très peu pour moi, merci ! Alors, puisque jusqu'à preuve du contraire je suis toujours ton supérieur, tu vas récupérer l'enregistrement et m'imprimer cette déposition. TOUT DE SUITE ! Sinon, c'est moi qui vais devoir faire un rapport sur ta conduite et je te promets que la note sera salée. L'interrogatoire est effectivement terminé, que ça te plaise ou non, alors DU VENT !
Alex était furieux et avait le visage empourpré de rage. Il saisit maladroitement l'enregistreur, manqua de le laisser tomber et se dirigea précipitamment vers la porte. Il se retourna une dernière fois.
-Tu l'as juste écouté débiter ses conneries. Tu ne l'as même pas interrogé. Les collègues vont apprécier. Eddy aussi, sûrement, de là où il est. T'as raison, Fergusson, fais ton rapport. Je ne manquerai pas de faire le mien.

L'agent sortit, me laissant seul avec l'inspecteur.
-Je... je ne comprends pas bien ? C'est fini et... je suis libre ?
Fergusson me regarda un moment. Impossible de savoir ce qu'il pensait.
-Je n'en ai pas fini avec vous, Monsieur Caravano. Je dirais même que je commence juste.


Chapitre six


La partie s'annonçait serrée. J'avais momentanément libéré Caravano, dans l'attente de nouveaux éléments. Ce faisant, je m'étais attiré les foudres de bon nombre de mes collègues. Caravano était le suspect n°1 dans cette affaire de meurtre. Le meurtre d'un flic.
Caravano m'avait donné une version grotesque, que personne n'aurait crue. Et pourtant. J'étais sceptique. Dans les deux sens. Mais je me devais surtout d'être objectif. Jamais je n'aurais envisagé que cette histoire soit possible si je n'avais pas vécu moi-même une expérience... comment dire ? Paranormale ? Traumatisante en tout cas.

Il y a deux ans, un mec complètement barré, Steve Rovelland avait pris le contrôle de tout mon être. Je m'étais retrouvé non seulement dans l'incapacité de réagir mentalement, mais également physiquement, le corps aussi vide qu'un pantin sans fil.
J'avais vu la mort de très près ce soir là lorsque Rovelland avait intimé à ma main l'ordre de pointer ma propre arme contre ma tempe. Finalement, j'avais survécu. Lui non. Bien évidemment, j'avais fabriqué un rapport de toutes pièces, un rapport qui tienne la route. Parce que personne ne m'aurait crû. Mais moi je savais. Et ces certitudes étaient bien ancrées en moi.
Depuis, des cauchemars permanents, un divorce et une mutation. Des petites affaires pépères, des querelles de voisinage. Rien de palpitant mais c'était parfait pour moi. Jusqu'à aujourd'hui.

J'avais un problème de taille : Devais-je adhérer à la version tarabiscotée de Caravano ? Est-ce que mon passé pouvait me pousser à croire coûte que coûte à cette histoire, quitte à fausser mon jugement ? J'en avais bien peur. Je savais que des phénomènes inexpliqués pouvaient se produire. Je l'avais vécu. Mais je ne devais pas pour autant avaler toutes les couleuvres que l'on voudrait bien agiter sous mon nez.
Objectivement, Caravano était bien notre principal suspect. Mais je n'avais pas non plus tous les éléments pour l'inculper. Et toujours des zones d'ombres. Comme sa voiture fracassée contre un arbre. Une route presque marécageuse dans une zone très sèche. Et Blanche... Existait-elle seulement ? Tout ce que j'avais d'elle, c'était un portrait robot. Il me faudrait sans tarder interroger les habitants du secteur. Elle devait obligatoirement habiter dans le coin. En nuisette et pieds nus, c'est ce que m'avait dit Caravano.
Je poussai un soupir de dépit. J'étais peut-être en train de me faire embobiner de la plus belle des façons. Moi et ma fichue intuition.
Il me serait tellement plus facile de tout poser à plat et de mener une enquête en bonne et due forme. Mais on ne se refait pas. A vrai dire, j'étais un peu excité. Cette part d'inconnu n'était pas pour me déplaire. Enfin, jusqu'à un certain point.
Je devais faire une liste des questions qui me turlupinaient. Puis revoir Caravano. Peut-être même organiser une reconstitution. Ne rien oublier surtout. Et puis tenter de calmer les esprits. Convaincre mes collègues que je n'étais pas le "complice" d'un tueur de flic. Mais que la présomption d'innocence s'adresse à tous. Histoire aussi de gagner un peu de temps. Tout en marchant sur des oeufs. Parce que, sans résultat, on ne manquerait pas de me retirer l'affaire.
J'essayai de mettre de l'ordre dans mes idées. Oublier l'aspect surnaturel de la déposition. Eddy s'était rendu sur les lieux suite à un appel au secours du suspect. Pourquoi aurait-il subitement paniqué, à en croire Caravano, au point de sortir son arme ?

Je fus tiré de mes réflexions intenses par la venue d'Alex. Il me jeta un regard mauvais que je choisis d'ignorer.
-Tu devrais venir Fergusson... et amener ton petit protégé aussi. Il y a du nouveau.
Heureusement qu'il avait réussi à piquer ma curiosité, sans quoi je crois qu'il l'aurait finalement eu son poing sur la gueule.
-C'est-à-dire ?
-La fille du portrait robot aurait été identifiée. Caravano doit confirmer. Parce que, si c'est bien d'elle qu'il s'agit, notre chère Blanche est un macchabée. Morte en 1999.
J'eus l'impression que le ciel m'était tombé sur la tête. L'alibi déjà bancal de Caravano venait de s'écrouler comme un château de cartes. A ce stade, n'importe qui de normalement constitué aurait admis la culpabilité évidente de mon suspect. Sauf que... J'avais encore une petite chose à vérifier.
Je me souvenais précisément d'un détail dans la déclaration de Caravano. Un détail anodin mais qui, subitement, prenait toute son importance.
Eddy avait appelé Blanche par son prénom. Il la connaissait.
Comment diable pouvait-il connaître... une morte ?


Chapitre sept


Eddy était mort ce 9 août... mais également le 16 avril 1998. On l'avait quitté géomètre en région parisienne. Il nous était revenu flic en 2001. Les empreintes correspondaient. Car Eddy avait eu un dossier en 97 pour conduite en état d'ébriété sans conséquence heureusement. On avait donc gagné un temps précieux à l'identification. Sans quoi, retrouver sa trace aurait sûrement été plus compliqué.
J'avais l'impression d'être en plein milieu d'un sac de nœuds qui seraient passés en machine. Le genre de nœuds bien trempés que l'on ne peut défaire. Concernant Blanche, libre à moi de croire ou ne pas croire Caravano. Mais pour Eddy, je ne pouvais pas nier l'évidence. Il était mort en 98, et à nouveau en août de cette année. Soit j'avais affaire à un zombie -peut-être deux- soit Eddy avait maquillé sa première "mort" pour mieux réapparaître ensuite. Je préférais la deuxième version, moins abstraite. Et puis un type qui meurt plusieurs fois et qui revient toujours à la vie, ça a un côté bien flippant que je n'ai pas envie de tester. Il me faudrait aussi me pencher sur le cas de Blanche. La cause de son décès par exemple. En tout cas, elle avait existé, c'était un début. Etait-elle vraiment celle que Caravano avait vu cette nuit là ? Avait-il seulement vu quelque chose ?
Je commençais à m'en persuader. Il y avait trop de coïncidences. Malgré quelques pans toujours obscurs. Eddy n'avait pas existé pendant trois ans. De 1998 à 2001. Que s'était-il passé pendant ce laps de temps ? Et Blanche... Mon instinct me disait qu'on ne trouverait pas de traces d'elle à partir de 1999. Blanche. Etait-elle aussi réelle qu'Eddy avait pu l'être ?

Pour que mes questions trouvent des réponses, il me fallait peut-être forcer le destin. Du coup, me voilà tambourinant à la porte de Caravano, sous le regard perplexe et quelque peu méfiant des deux vigiles chargés de surveiller le pavillon. Caravano m'ouvre et des valises tombant jusqu'aux joues m'indiquent que mon suspect n'a guère réussi à récupérer de la nuit passée.
-Bonjour Inspecteur... désolé pour le spectacle mais je n'ai pas pu trouver le sommeil.
-Habillez-vous et suivez-moi. Nous allons faire une petite ballade... retrouver la route que vous avez emprunté hier soir.
-N... Non...Non...je ne veux pas...
-Ecoutez, coupai-je, de nouveaux éléments pourraient corroborer votre version. Mais ces éléments sont minces et risquent bien de ne pas convaincre grand monde. D'autant que vous êtes bien placé pour savoir que le paranormal ne court pas les rues.
-Vous... Vous me croyez alors ?
-Je vous l'ai dit... Je dois me faire une opinion, basée à la fois sur ce que j'ai appris et sur ce que vous me dites. Mais votre liberté, il va aussi vous falloir la gagner. Ne serait-ce que vis à vis des collègues d'Eddy que j'ai du mal à contenir. Aidez-moi à trouver la vérité et vous retrouverez une légitimité auprès d'eux. Ils ne sont pas méchants mais il faut les comprendre. Pour eux, vous êtes un tueur de flic, provocateur de surcroît puisque vous leur donnez une version de la chose qu'il leur est impossible de croire.
-Mais je n'ai pas voulu ça... j'ai juste...
-Je sais. Mais une vérité, quelle qu'elle soit, doit être crédible. Et nous, Monsieur Caravano, cette vérité, nous allons l'étaler au grand jour.
-Mais comment ?

Je souris. Caravano n'était pas rassuré. ll avait totalement raison.
-Nous allons tenter de retrouver Blanche et de lui donner ce qu'elle veut... VOUS !



Chapitre huit



Lorsque nous arrivâmes sur les lieux, je me rappelai soudain d'une chose étrange. Sur le dossier d'Eddy le géomètre, il était mentionné que la cause du décès était inconnue. Même chose pour Blanche lors de sa (première ?) mort en 1999.
Dans mon esprit, cela renforçait l'idée de deux charlatans qui auraient orchestré leur propre mort pour mieux réapparaître ensuite. Cela n'expliquait pas tout pour autant. Notamment la pluie de grenouilles et la panique d'Eddy face à Caravano. Peut-être me fallait-il nuancer sa déposition. Il y avait sûrement à boire et à manger dans sa déclaration. Mais je n'avais pas envie de le cuisiner pour l'instant. Car l'homme qui se tenait à mes côtés était tétanisé, blanc comme un linge.
-Il va vous falloir descendre et faire les 500 derniers mètres à pied. Inutile de me faire repérer. De toute façon, si Blanche est dans les parages, c'est probablement déjà fait. Mais elle doit se montrer, elle est la clé, j'en suis sûr.
-Vous vous servez de moi, Fergusson. Je n'ai pas d'arme et je ne sais pas de quoi elle est capable. Mais elle a tué Eddy.
Je souris vaguement. Caravano oubliait un peu vite qu'officiellement il restait mon principal suspect. Qu'il le restait aux yeux de tous d'ailleurs.
-Si tout ce que vous m'avez dit est vrai, elle a trop besoin de vous pour vous supprimer. Elle semble s'être amourachée de vous. Pour quelle raison, je n'en sais rien mais...

Je m'interrompis. Le vent s'était levé, faisant hurler les branches des arbres le long de la route. Le ciel devint menaçant, grondant mais sans pluie pour l'instant. Mon attention fut surtout attirée par des milliers d'yeux qui semblaient nous fixer depuis le sous-bois.
Les yeux s'avancèrent, laissant apparaître une armada de grenouilles. Elles coassaient doucement mais distinctement.
Caravano s'accrochait à moi comme un chien à son os. Il était livide, transpirant à grosses gouttes. Pas de doute. Qu'il ait affabulé ou véritablement vécu les événements de la nuit passée, le traumatisme, lui, était bien réel.
J'écarquillai les yeux. Une forme apparut au loin. Blonde, gracile. C'était elle, s'avançant vers nous. Mais point de nuisette, ni de pieds nus.
Blanche était vêtue d'une superbe robe de mariée et nous souriait.

Je sortis de la voiture puis vins côté passager tirer Caravano qui devait sûrement penser qu'il serait bien mieux dans la voiture.
Blanche était magnifique mais ce n'était apparemment pas l'avis de mon suspect. Il était terrifié.
-Hé bien, mon chéri, tu me semblais plus amoureux hier... lorsque j'étais tout contre toi... Je te l'ai dit, tu es l'"Elu", l'homme qui aura la chance de partager ma vie. c'est tout l'effet que ça te fait ?
-Re... Recule ! Qu'as-tu fait à Eddy ?
-Eddy ? Oh, mon chéri ! Que veux-tu que je fasse à Eddy ? susurra Blanche, en prenant un air offusqué qui la rendait follement désirable. J'étais juste un peu en colère, c'est tout, je me suis un peu emportée, mais jamais je n'aurais...
-Tu mens, hurla Caravano que je sentis proche de la rupture. Tu l'as tué ! Et c'est moi que tu veux faire accuser ! Avoue ! Avoue donc !
Mon portable sonna à ce moment. Je fus saisi d'un sombre pressentiment et le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne fus pas déçu. C'était Alex, mon cher collègue. Sauf que cette fois, il était à cent mille lieues de la ramener.
-Fergusson... Il s'est passé un truc incroyable ici... enfin à la morgue. Eddy... il a disparu ! Tu ne vas pas me croire. La caméra de surveillance a tout filmé. Il s'est déplacé... tout seul...Je veux dire...personne ne l'a aidé, quoi... Eddy... Il est VIVANT ! ! !
Je soupirai. J'aurais aimé être surpris, voire plus, mais ce n'était pas le cas. J'avais privilégié une hypothèse. Manque de bol, c'est la deuxième qui s'avérait être valable.
-Eddy a quitté le bâtiment en assommant deux vigiles au passage puis s'est évaporé dans la nature. Nous avons perdu sa trace. Et les grenouilles, c’était dingue, il y en avait des milliers aux alentours Je t'assure que je ne suis pas fou.
-Caravano non plus, ne puis-je m'empêcher de répondre. Okay, merci Alex... et envoie moi du renfort sur la petite route où Eddy a été découvert hier soir.

Je raccrochai. Pas besoin d'être devin pour savoir qu'Eddy allait nous rejoindre sous peu. J'avais donc toutes les raisons de penser que la situation allait rapidement se dégrader.
Je sortis mon arme.
-Reculez Caravano, et remontez dans la voiture. Je ne sais pas trop ce qui se passe mais Eddy est bien vivant. Mais Blanche sait déjà tout ça. N’est-ce pas Blanche ?
Nullement, troublée, Blanche souriait toujours, semblant ne pas me voir.
-Je te l’avais dit chéri. Je me suis juste énervée, mais jamais je n’aurais fait de mal à ce pauvre Eddy. Tu vois, je te dis la vérité. Viens, n’écoute pas ce flic qui essaie de nous séparer, de dire du mal sur moi. Regarde moi, je ne te plais pas ?
Caravano hésitait, visiblement troublé. J’étais moi-même dans un état un peu second. Mais je n’allais pas me laisser avoir. Eddy était peut-être vivant, mais ce qui était sûr, c’est qu’il était bien mort quelques heures auparavant. Je l’avais vu gisant, étouffé par des grenouilles, un masque de terreur sur son visage.
Eddy était donc revenu à la vie. Comme en 1998. Blanche avait donc organisé cette macabre mise en scène sachant bien qu’Eddy se réveillerait. Elle s’amusait avec Caravano, avec moi aussi d’une certaine façon. Comme il s’était enfui, plutôt que de le poursuivre, elle avait préféré lui donner une leçon. Le faire accuser de meurtre. Tout en sachant, probablement, que je finirais par le lui ramener sur un plateau.
Mais pourquoi Caravano ? Pourquoi lui et pas un autre ? Et la panique d’Eddy ? Pourquoi était-ce si important pour lui que Caravano ne parte pas, au point de le menacer d’une arme ? Une autre question me turlupinait : quelle était la cause de leur décès en 1998 et 1999 ?
Je tirai Caravano par le bras et le traînai dans l’habitacle de la voiture. Je levai ensuite mon arme en direction de Blanche.

Elle avait changé subitement. Son regard avait pris une teinte noirâtre, et son sourire éclatant avait fait place à une sorte de rictus de colère mal contenue.
-Vous ne comprenez rien, siffla t-elle, il est à moi et vous allez me le rendre !
Un éclair zébra le ciel suivi d’un tonnerre assourdissant et quelques gouttes se mirent à tomber jusqu’à former une pluie battante. Mais ce bruit de la pluie qui s’abattait sur nous ne parvenait pas à couvrir le coassement des grenouilles qui venait de s’amplifier. Elles s’étaient encore avancées, j’en étais persuadé.
Blanche observait sa robe trempée, les yeux luisant de rage.
-Je voulais lui offrir une belle nuit, faire en sorte qu’elle soit inoubliable…Qu’il soit heureux, heureux avant de…
MOURIR ! ! !
Elle avait prononcé ce dernier mot de façon hystérique en se ruant sur la portière de la voiture. Surpris, je n’avais pas vu arriver Eddy qui m’enserra furieusement le cou. J’eus néanmoins le réflexe de lui donner un coup dans l’estomac avant de me jeter à terre et de me retourner vers mon agresseur. Eddy avait la même tête que ce matin. Yeux globuleux, bouche ouverte d’où pendaient encore quelques grenouilles mortes et d’où s’écoulait un filet de bave qui faillit me retourner l’estomac. Je vidai mon chargeur sur Eddy qui s’écroula face contre terre. Je n’étais pas dupe, sachant bien évidemment qu’il récupérerait rapidement ses esprits mais je devais gagner du temps.

Un hurlement me glaça d’effroi, tandis que la pluie tombait de plus belle et que les batraciens semblaient s’agiter de plus en plus. Blanche avait rejoint Caravano dans la voiture et une aura lumineuse semblait émaner de celle-ci. Je n’y voyais presque rien à cause de la pluie mais je devais en avoir le cœur net. Protéger Caravano. S’il n’était pas déjà trop tard.
J’ouvris la portière. Blanche enlaçait fermement Caravano et l’embrassait fougueusement tandis que celui-ci, horrifié, cherchait en vain à se libérer de son étreinte. Le halo lumineux les enveloppait tous les deux. Je ne comprenais rien mais je devais tirer Caravano de là.
Comme j’empoignai le bras de Blanche, toutes les grenouilles furent sur moi en un instant.

Je me réveillai. J’étais dans une chambre qui m’était totalement inconnue. Blanche se tenait à mes côtés, souriant. J’eus un mouvement de recul et tentai de me lever mais Blanche me prit doucement mais fermement par les épaules.
-Chut… Restez tranquille. Vous ne risquez rien. Vous avez eu une nuit difficile, mais si vous ne l’aviez pas vécue, vous ne seriez pas disposé à écouter –et à croire, j’en suis persuadée—ce que je vais vous raconter. Promettez de ne pas m’interrompre et vous aurez les réponses à toutes vos interrogations. Peut-être même davantage.
J’acquiesçai. J’avais la gorge sèche. Blanche dût le sentir car elle m’apporta un verre d’eau fraîche qui m’enleva le goût pâteux que j’avais dans la bouche.
-Ce que je vais vous dire est totalement incroyable et irrationnel, il faut que vous le sachiez.
Je rigolai intérieurement. Entre cette nuit et celle passée avec Rovelland il y a deux ans, j’étais blindé.
-Vous devez probablement savoir que je suis morte en 1999. Eddy un an plus tôt. Mais nous avons tous deux succombés au même endroit. Un étang pas très loin d’ici. J’habitais à proximité. Eddy, lui, était en vacances au camping qui jouxtait l’étang..

-Sans rentrer dans les détails, je suis morte noyée. L’eau était profonde par endroits. J’avais été assez imprudente car je ne nageais pas très bien. Une violente crampe m’envoya par le fond. Lorsque je repris conscience, j’étais sur les berges de l’étang et je crus m’en être sortie. Je pensais que quelqu’un m’avait sauvée. Mais je me trompais. J’étais morte mais ne le savais pas encore.
-Lorsque je levai la tête, je vis plusieurs centaines de grenouilles qui m’observaient. L’une d’entre elles était bien plus grosse. Elle coassa. Un langage que je comprenais parfaitement. Je n’en revenais pas. J’écoutais une grenouille et comprenais tout ce qu’elle me disait. A défaut de la croire.
-La grenouille me dit que j’étais morte. Mais qu’elle allait me donner une autre chance. Une chance qui serait aussi une malédiction. Elle me dit que j’étais devenue une sorte de « morte vivante » et que, pour retrouver mon état initial de femme normale, quelqu’un devrait prendre ma place. Bien évidemment, je ne la croyais pas. C’est à ce moment que je rencontrai Eddy, mort un an plus tôt (ce que j’ignorais aussi à cet instant). Je me souviendrai toujours de lui, marchant vers moi, une fourche à la main. Avant que je n’eus le temps de comprendre ses intentions, il me planta la fourche en plein ventre. Je m’écroulai sous le choc mais…
-Je ne ressentis rien. Aucune douleur. Aucun évanouissement. J’étais assise sur la berge, réveillée et lucide. J’avais juste une fourche dans l’estomac. Je regardai tout à tour Eddy et les grenouilles. C’était incroyable mais je devais me rendre à l’évidence. A moins d’avoir rêvé, une malédiction s’était bel et bien abattue sur moi. Je me mis à pleurer. La grosse grenouille s’approcha un peu plus de moi et me dit que je devais attendre l’ Elu. Que cela pourrait prendre plusieurs années mais que lorsque ce jour arriverait, toutes les grenouilles seraient là pour l’accueillir. Elle me dit enfin que j’avais bien de la chance dans mon malheur d’être une femme, que j’étais prioritaire et qu’Eddy devrait attendre son tour.

-C’est ce qui s’est passé hier soir. Et c’est pour cela qu’Eddy a paniqué. Il savait qu’il ne devait pas permettre à Caravano de s’enfuir. Car si je rompais la malédiction, il serait le suivant sur la liste. Et son attente prendrait bientôt fin. Lorsque Caravano a filé, je n’en ai pas voulu à Eddy… Comment aurais-je pu d’ailleurs, lui qui était dans cet état depuis plus longtemps que moi et qui devrait encore prendre son mal en patience pour quelques mois ou quelques années ? Mais les grenouilles se sont montrées agressives avec lui. Elles ne pouvaient pas le tuer mais se sont acharnées sur lui. Je n’ai pas de réponse à ce mystère. Peut-être avaient-elles envoyé cet Elu sur ma route parce qu’elles avaient estimé que la malédiction pouvait être levée. Et qu’elles ont eu peur qu’Eddy fasse tout capoter. Mais moi, je n’étais pas pressée. J’avais attendu 6 ans. Quelques jours de plus n’auraient pas fait une grande différence. Et puis, je n’étais pas pressé de tuer quelqu’un, même si c’était le prix à payer pour retrouver une existence normale. 6 ans. Six longues années à galérer tant bien que mal. Eddy a tenté de se reconvertir, de changer de vie en quelque sorte. Mais ce n’était que de la poudre aux yeux. Nous étions tous deux victimes d’une malédiction. Il nous fallait la briser pour retrouver une vie normale.
-Caravano est mort et je ne me sens pas plus soulagée pour autant. Je voulais lui donner une mort aussi douce que possible, si tant est qu’une mort puisse l’être. Je voulais me donner à lui avant de lui prendre ce qu’il avait de plus précieux.

Blanche s’arrêta et fondit en larmes. Elle était revenue, d’une certaine façon, d’entre les morts et Caravano avait pris sa place. Caravano qui devra à son tour patienter, année après année, sans aucune garantie que la malédiction soit un jour levée. Sans garantie aussi de pouvoir sacrifier une vie. D’avoir le courage ou la cruauté de faire ce geste. C’était bête. D’un côté, j’étais triste pour Caravano, ce pauvre type qui n’avait rien fait à personne, qui semblait avoir été choisi comme ça, sans raison. Mais j’étais aussi content pour Blanche. Même si le plus dur restait à faire pour elle. Se reconstruire. Réapprendre à vivre.
-Blanche… et Eddy, qu’est-il devenu ?
Blanche sanglota de plus belle.
-Oh ! Eddy ! Il était si heureux ce soir. On venait de lui apprendre qu’il y avait aussi un Elu pour lui. Les grenouilles sont venues le chercher à la morgue pour le lui dire. Je suis désolée, inspecteur Fergusson… Je n’ai pas pu vous sauver, vous comprenez. Les choses devaient s’accomplir… C’était vous son Elu. C’était vous.

FIN

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